L’Art impossible
Geoffroy de Lagasnerie
Des mots, PUF, 2020. 73 pages
Lu en juillet 2022.
Je dois dire que ce petit livre a réveillé en moi des questionnements anciens. Lorsque j’étudiais dans les années 80 l’œuvre à caractère social de Joseph Beuys, que je me souciais de comprendre la pertinence d’organisateurs d’expositions comme Harald Zeeman (Lorsque les attitudes deviennent formes), je demeurais dubitatif sur la possibilité réelle que l’art puisse changer quelque chose dans le comportement des gens et leur mode de vie au quotidien. J’admirais les richesses de propositions d’artistes d’avant-garde, dans l’art conceptuel, dans la mouvance Fluxus, dans les nouveaux modes d’exposition intégrant actions, happenings, performances, vidéos… Mais qu’est-ce que cela a vraiment changé concrètement dans la vie sociale et individuelle des femmes et des hommes occidentaux, concernés par de telles formes culturelles ? Le capitalisme est décidément trop redoutable pour que des propositions culturelles puissent renverser ou modifier le cours de cette pente décadente sur laquelle l’humanité glisse inexorablement.
L’art peut-il guérir le monde ? était la question qui taraudait le domaine culturel occidental dans les années 80. Quarante ans plus tard, on peut constater que non. L’art est seulement à même de modifier des perceptions chez certains êtres humains, ceux qui s’intéressent à la culture, précisément, et ils sont terriblement minoritaires. Comme le révèle Geoffroy de Lagasnerie dans ce petit livre limpide, l’art remplit plutôt une fonction dans la guerre des classes, renforce les exclusions sociales, sollicite la rédaction de commentaires pour ajouter de la substance à ce qui, par définition, est une quête du moins dire (« l’art ne dit jamais tout »). Car il est évident que les arts plastiques, comme la poésie, brillent par leur valeur implicite, et non pas par leur valeur explicite. Sur ce dernier terrain, le texte, le discours, le langage sont indépassables. Et comme l’auteur l’écrit, « il faut se demander quelle pulsion d’échec pousse certains à choisir la forme plastique comme médium d’expression et d’intervention politiques ».
La sociologie, la politique, sont des domaines sur lesquels les artistes ont peu de poids, combien même certaines et certains tentent de persuader les amateurs d’art du contraire, car ces observateurs émanent du pôle bourgeois qui est lui-même peu enclin à ce que quelque chose change dans l’ordre social. En réalité, les pratiques artistiques qui se croient « oppositionnelles », c’est-à-dire qui se croient ennemies des désordres et des injustices sociales sont le plus souvent inoffensives.
L’art impossible, c’est-à-dire l’art qui serait capable de s’opposer à la violence du monde et d’inverser ce phénomène engendré par le cynisme productiviste et bourgeois, cet art n’est pas né encore. La révolution nécessaire ne peut certainement pas s’opérer par ce biais, mais peut-être ne doit-on pas renoncer à l’idée que des artistes parviennent un jour par de nouvelles stratégies à bouleverser autre chose que l’imaginaire et le commentaire, qui sont des mondes parallèles, et non le monde réel.
José Strée, le 8 août 2022