Si nous sommes de près attachés à certaines images, probablement est-ce pour ce qu’elles dépeignent et ne dépeignent pas, pour ce qu’elles relient et ne relient pas, pour tout ce que nous y avons perçu et emporté, pour ce que nous y avons abandonné, et pour tout ce que nous n’y avons pas trouvé, mais qu’avec nous, nous avons emporté. Cette esthétique du manque ne définirait-elle pas ce par quoi elle s’affiche en tant qu’image ?
L’incomplétude, la rareté, le vide, ce que nous ne voyons pas directement crée notre attachement à l’image, nous implique en celle-ci et en constitue l’importance. C’est précisément ce qui se produit dans les photographies de Dominique Tricnaux. À chaque image un monde nous est présenté qui en recèle un tout autre : des blocs de pierre deviennent des transhumants, un fin conduit une faille, du sable des grains photographiques, une résille d’ardoises un treillis, une tache d’humide une révélation, une flaque une matrice…
Il est question du vent qui déplace et qui abrase le visible, qui rythme les surfaces sèches autant que les plans d’eau, de cette eau qui entraine et transforme, de la lumière qui ronge et qui révèle, qui semble assécher et effacer la nuit… Il y est question de la trace de l’homme plus que de l’homme, de l’humain révélé par sa disparition progressive ou brutale, de son insignifiance.
À travers son regard, le photographe saisit une momification qui semble s’être opérée sur terre, à laquelle ont participé les éléments, dont les vestiges forment des ruines monumentales, lesquelles font signe vers un retour, avec la lenteur qui sied aux relevailles. Car cette terre et cette mer sont comme un vaste corps endormi, les traces qu’on y lit sont celles d’un homme-enfant qui s’y est agrippé, qui s’y est aventuré, qui s’y est imposé, qui s’en est séparé.
Dominique Tricnaux traque les stigmates de l’invisible, nous conduit au seuil de notre aveuglement au monde, parvient à l’art suprême par sa faculté d’aller au-delà des apparences. Cela lui est rendu possible grâce à sa familiarité avec les oeuvres passées et présentes (il est passionné de peinture), grâce à sa nature sensuelle (son oeil est une main qui caresse), grâce à sa propension à la solitude (condition première pour qu’une oeuvre transparaisse).
Dans ce monde-ci, le grain lie les éléments entre eux, la nature et les activités des hommes composent le coeur des quatre limites externes de l’image où les structures s’invitent, nous renvoyant à ce que nous avons capturé nous-mêmes dans la fréquentation des oeuvres et dont nous ne nous sommes pas séparés : celles du land art, du minimal art, de l’École de New York, de l’art construit, de l’abstraction, de l’estampe japonaise…
Dans ce monde-ci, la ponctuation y est érigée en processus, la rythmique et le dépouillement en gestes essentiels, les textures et les correspondances en religion…
José Strée, le 11 février 2017