En Europe, jusqu’à la fin du Moyen Âge, le peintre, le sculpteur étaient des praticiens fonctionnant au sein de corporations. Leur branche professionnelle était appelée « arts mécaniques », et en cela opposée aux « arts libéraux » (grammaire, dialectique et rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique…). Le passage de leur statut de personnes exerçant un métier, débouchant sur la vente de leur production artistique par leurs soins ou ceux de leur corporation, au statut d’artistes exerçant leur art en toute libéralité, entendons par là, librement, et de façon désintéressée, s’est produit en l’espace de deux cents ans, de 1571 en Italie où les peintres et sculpteurs furent émancipés de leur appartenance à leurs corporations, à 1776, date à laquelle pour la première fois le mot « artiste » est repris dans un titre de dictionnaire.
Cet ennoblissement a eu pour conséquence l’avènement d’un art dégagé des préoccupations liées au domaine de l’utile, un art magnificent, c’est-à-dire prodigue et désintéressé, mais aussi somptueux, et lié à des classes sociales nanties et cultivées, et ce à partir du 17e siècle.
Le prolongement de ce nouvel état, pour non pas le peintre ou le sculpteur exerçant un métier, mais pour l’artiste ayant la capacité de penser, de ressentir et de créer par et pour lui-même a contribué en partie à la naissance du romantisme, première vaste tentative d’opposition aux traditions, premier mouvement moderne en somme.
Ce nouveau positionnement du praticien devenu artiste a engendré une remise en question totale de la façon par laquelle se tenir dans ce rang. Son talent n’a pas suffi, sa culture a dû s’élargir considérablement, sa prestance, son érudition, ses relations sociales… s’affiner. Dans son existence au quotidien, « être artiste » a parfois pris le pas sur la création en elle-même. Les artistes de la période classique faisaient tout pour se faire admettre dans la société aisée et dominante, au risque d’enfermer leurs dons dans des commandes ou des réalisations à même de leur garantir cette insertion.
Ensuite, le processus s’est inversé : l’obéissance à des règles a perdu le crédit qu’elle avait dans l’âge classique, et cela au profit de ce qu’on appelait le génie, cette aptitude surhumaine à avoir raison contre tous. La modernité faisait peu à peu son apparition, cette manière d’être en opposition aux traditions devenait la donne. Dans les Salons, le public se présentait non plus comme acquéreur potentiel de biens matériels, mais plutôt comme consommateur d’images, de biens immatériels, où pouvait s’exercer le regard et le jugement.
Graduellement donc avec l’avènement de la modernité, une frange des plasticiens a quitté le domaine servile où ils étaient attachés à des affectations décoratives, commémoratives, fonctionnelles… pour entrer dans un domaine ouvert, désintéressé, et de plus en plus dématérialisé. Cela fut-il un bien ? Oui, certainement, à la condition pour elle de ne plus céder à la tentation de son ancien statut lui imposant de répondre à des commandes ou des injonctions émanant de ceux qui s’annonçaient capables de convertir leurs réalisations en argent. Si l’artiste s’est émancipé, c’est une vraie victoire sur le plan de la réalisation de son être, c’est une liberté gagnée sur le mercantilisme dont il était le jouet. Mais, tout ceci nous porte à soutenir que l’artiste, s’il veut assurer la continuité de cette victoire et en tirer le plus grand bénéfice pour son édification et sa sagesse, doit pouvoir s’opposer à la fabrication, au succès, au connu, à l’inauthenticité, à la sécurité… C’est à une ascèse à laquelle il a à se consacrer aujourd’hui et demain s’il veut jouir de la considération accordée à l’artiste libéral, c’est-à-dire au sens latin de ce mot : libre, généreux, prodigue en réalisations vitales, créant sans esprit de lucre.
La confusion qui règne de nos jours, aussi bien au sein de l’enseignement artistique qu’au sein des médias est causée par le fait que sont présentées sur le même plan toutes les disciplines plastiques : dessin, peinture, sculpture, design, mode, bande dessinée, graphisme, infographie, publicité, multimédias, télévision… Selon ces deux domaines, enseignement et médias, tout est art. De sorte que la nouvelle donne est peut-être bien située a contrario dans l’activité créatrice qui ne se réclame plus de l’art.
S’il paraît rétrograde d’affirmer que n’est art « véritable » que cet art libéral, tel qu’il vient d’être évoqué, il apparaît de surcroît que toute autre forme d’expression plastique que celle-là s’apparente toujours aux arts appliqués (anciennement enseignés à l’École des Arts et Métiers).
Au vu de cette évolution séculaire ici résumée, peut-on plus longtemps souffrir cette méprise ? Cette dégringolade du statut de l’artiste, à laquelle celui-ci a bien voulu participer en endossant des rôles divers, n’est-elle pas affligeante ? Le gain des artistes plasticiens, glané en cinq siècles, les ayant élevés au niveau des arts jadis nommés libéraux (comme la dialectique et la poésie, ces domaines où se côtoient l’immatériel et le subtil) a, depuis l’avènement du pop art, graduellement dévalué. Non seulement les médias et les écoles d’art, mais l’artiste lui-même s’est dépossédé de son statut chèrement gagné. Son art est à présent ravalé au rang de l’objet, convoitable, fonctionnel, décoratif, ou abandonné au divertissement. Quand et comment l’artiste va-t-il être en mesure d’entamer de nouveau cet effort pour se hisser, non pas à l’échelon des classes dominantes, mais bien au niveau du désintéressement et de la prodigalité que réclame tout acte de création vrai et intègre ?
José Strée
8 février 2013