Causerie du 30 septembre 2010
à Insel Hombroich (Allemagne)
par José Strée
« Pour ceux dont l’âme est inculte, les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins. » Héraclite[1].
Autrement dit : il ne suffit pas d’avoir des yeux pour voir.
Voici la raison même de mon intervention sur ce site d’Insel Hombroich. Nous sommes dans un lieu qui ravit les yeux et les sens. Mais tout ce qui nous est offert de rare, de superbe, d’inattendu… ne s’adresse peut-être pas essentiellement à nos yeux. Quelle part de nous-même regarde les œuvres ? Qu’est-ce qui nous regarde au moment où nous regardons les œuvres?
Au fait, l’art nous regarde-t-il ? S’adresse-t-il à nous? Est-il fait pour nous ? Ne dialogue-t-il pas avec un destinataire autre, ou un destinataire que nous aurions à inventer?
Je citerai ici Jean Genet[2] : « Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations d’enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou qui la réfutent. Mais ces morts dont je parlais n’ont jamais été vivants. »
Avant de nous regarder, l’art regarde peut-être essentiellement l’invisible.
L’art n’est-il pas toujours au-delà de l’art ? C’est-à-dire que, quelque haute estime que nous ayons de l’art, n’est-il pas plus haut, plus vaste, plus insaisissable, plus immaîtrisable que l’idée que nous nous en faisons, et surtout que l’aspect que peut nous en donner notre regard?
En réalité, l’art s’adresse à une élite. Cela vous heurte-t-il ? L’art ne parle pas du tout à l’âme inculte, il sait même laisser indifférent. Combien sont-ils ceux qui n’ont aucun égard pour la chose artistique? Pour autant, l’élite dont je vous parle n’est pas une classe sociale, aisée, cultivée. « Cette élite, rien ni personne ne peut vous empêcher d’en faire partie. » [3] . Il n’y a pas d’hommes cultivés, il n’y a que des hommes qui se cultivent. Et c’est justement là un des apports fondamentaux de l’art : il vous convie à accéder à un nouveau statut, un nouvel état, une nouvelle qualité d’existence. Si vous le voulez bien, l’art vous fait, vous modifie, vous modèle, vous rend sensible, élargit jusqu’à l’insaisissable, jusqu’à l’illimité votre âme et votre réceptivité.
N’est-ce pas ce que Yves Klein, dont nous avons des œuvres sous les yeux, a su faire? L’immatérialité de son œuvre nous prépare à l’invisible. La force de son art réside avant tout en sa qualité de résistance à l’appropriation visuelle. Et il a atteint un sommet en cette voie difficile dans le courant des années soixante au sein du mouvement Nouveau Réalisme.
Cette résistance à la saisie du réel dans les œuvres d’art ne doit pas nous en éloigner. N’aurait-elle pas pour fonction de nous choisir, nous qui sommes peut-être prêts à nous ouvrir à une révélation à ce moment précis où nous sommes désemparés? Les œuvres qui ne se livrent pas facilement nous plongent certainement mieux que les autres en nous-même, nous entraînent à nous interroger, à réviser nos propres théories, et peut-être même à les faire mourir à notre place, elle nous maintiennent en vie, véritablement, et nous éloignent de la vulgarité. Ce n’est donc pas le visible qui fonde l’image, mais l’invisible.
« Si nous nous sentons intimement attachés, comme malgré nous, à certaines œuvres, sans doute est-ce pour tout ce qu’elles nous montrent et ne nous montrent pas, pour ce qu’elles sont et ne sont pas, pour tout ce que nous y avons pris et y avons laissé, et pour ce que nous n’y avons ni vu, ni pris et qu’avec nous, nous avons emporté. » [4]
Ainsi donc, cette dissimulation, cette dissolution formelle, cette réserve, cette discrétion… que possèdent certaines œuvres d’art ne sont-elles pas les signes probants de leur véritable force, de leur qualité première: celles de nous indiquer l’invraisemblable. Car finalement, même pour un esprit cartésien, pour un scientifique, seul l’invraisemblable est intéressant. L’apprentissage nous conduit toujours vers quelque chose de plus invraisemblable et non pas vers quelque chose de plus vraisemblable.[5]
Yves Klein a fait usage de moyens matériels, des pigments, des supports, mais aussi, pour d’autres œuvres, de moyens quasi immatériels tels que le vide, le feu. Son art est une véritable entreprise de dématérialisation du visible. Mais il n’est pas seul parmi les artistes représentés par leurs oeuvres, ici à Insel Hombroich, à s’être aventuré en cette voie. Gothard Graubner, Jean Fautrier, Raymond Hains, Medardo Rosso… et même Paul Cézanne, l’ont fait. Cézanne reprochait à ses contemporains impressionnistes de dissoudre la forme, on peut cependant apprécier en ses aquarelles l’extraordinaire domination des vides, des espaces invisibles, en fait, non peints.
En dehors de cette collection, maints artistes ont exploré ou explorent toujours cette voie : Turner, Monet, Tapiès, Degottex, Rothko, Fontana, Pollock, Tobey, Leroy, Flavin, Ryman, Turrell, Richter, Frère… Et c’est sans compter tous ces artistes dont le cœur de leur création repose non pas sur ce qui est donné à voir, mais sur la pertinence du processus de leur création, qui n’est pas directement visible (Beuys, Opalka, Haacke, De Maria, Penone, Kapoor…).
L’exemple de la photographie peut aussi être évoqué ici. Elle est un art à part entière parce qu’elle a la possibilité d’aller au-delà des apparences, elle qui pourtant est née du désir vain de l’homme de figer les apparences. Vain car « aucune image ne clôturera jamais la représentation de la réalité ».[6]
Les choses, comme les êtres, Dieu Lui-Même n’ont pas d’image propre.
« On ne voit pas une œuvre pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle donne à voir, mais pour ce qu’elle vaut comme apparence de l’invisible, comme métaphore visuelle. » [7]
Devraient donc nous intéresser toutes les créations ayant pour mobile de rendre accessible l’invisible au moyen du visible. Sans doute est-ce cela qui explique notre attachement ici-même à certaines œuvres venues d’Afrique, d’Océanie, du Cambodge, de Chine…
Bien sûr, l’art procède également de la pensée rationnelle de l’ingénieur. Il suffit d’admirer les réalisations des artistes issus des mouvements De Stijl et Bauhaus, du Constructivisme et du Productivisme… Mais pour l’essentiel, l’art ne procède-t-il pas davantage de la pensée primitive et dite sauvage? [8]
Le collectionneur Karl Heinrich Müller qui a réuni ces œuvres, comme les collectionneurs les mieux investis dans leur passion ne sont-ils pas des passeurs de sémiophores[9] , ces pièces de collections conservées pour leurs qualités d’objets intermédiaires entre le visible et l’invisible?
José Strée