Une bienheureuse routine s’est installée dans ma vie.
Il y a quelques jours dans une librairie mes yeux s’étaient posés par hasard sur un livre de 1933 de John Cowper Powys, Une philosophie de la solitude, aux Éditions Allia 2020, avec sur la couverture une œuvre de Léon Spilliaert. Plongé aussitôt dans sa lecture, j’y relevais entre autres choses ceci :
« … la routine est l’art de copier l’art de la Nature. Dans la Nature, tout est routine. Les saisons se suivent selon un ordre sacré ; la graine mûrit, la feuille s’épand, la floraison et le fruit s’ensuivent, et leur chute enfin. […] Sans routine, il ne peut y avoir de bonheur ; car il ne peut y avoir de patience, d’attente, de sécurité, de paix, de neuf, de vieux, de passé, de futur ; de mémoire et d’espoir. »
Comme me comble une telle assertion !
Il est évident que mes créations récentes, la série Vegetalis, procèdent à la fois de la routine et de la nature. Si je puise dans le répertoire des formes végétales — je ne me documente plus, je sais assez de quels volumes la nature est capable, je connais assez cette physis (cette croissance) rencontrée dans la nature, dans les livres et les documentaires… —, j’entre dans une routine fondée sur le principe de la croissance.
La plupart de mes pièces modelées sont verticales, étagées ou « cannelurées ». Généralement, le sommet s’amenuise. Deux raisons à cela : premièrement, la nature fait de même ; secondement, le poids de la terre n’autorise pas de volumes imposants en hauteur. Cela peut sembler paradoxal, mais la répétition dans laquelle je m’installe est propice à l’invention.
« La croissance dissimule naturellement son origine ». Cette citation de Jean Bollack correspond bien au refrain de ma pratique quasi quotidienne. En additionnant de façon répétitive et vers le haut des colombins de terre, la forme « s’origine » dans l’élan, dans l’accroissement même, de sorte que je n’ai nul besoin d’un projet. Ce serait une sorte de cheminement mental, qui irait, ce me semble, a contrario de la création.
Une congruence s’instaure entre mes réflexions, lectures et pratique sculpturale, ce qui me procure une immense joie, une illusion de concorde réconfortante. Du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus je retiens que la vie n’a pas de sens préétabli (par qui, par quoi du reste ?). Ce mystère ancestral est perçu de façon angoissante, à quoi les religions ajoutent leurs alarmes. Aujourd’hui, je souscris comme Lucrèce au constat que la nature ne « prévoit » pas, qu’elle se transforme indéfiniment, sans début ni fin. Un organe se crée, une fonction s’ensuit. Nul « projet », nulle idée , nul concept qui préexisteraient afin qu’apparaisse une création.
« Le travail de l’artiste est de toujours sonder le mystère » disait le peintre Francis Bacon, mais Pessoa , avant lui, par la voix de Alberto Caeiro, affirmait quant à lui : « Le seul mystère est qu’il y en ait qui pensent au mystère ».
Chamboulé, assis dans ma bibliothèque, entre ces notions divergentes, mais rasséréné une fois debout à l’établi dans l’atelier, voilà comment ma routine de vie donne lieu à cette diversité de formes.
José Strée, le 2 février 2021