Quelles sont la place et la fonction de l’art ? Selon ma perception actuelle, je pense que l’art fonctionne comme un voile, en somme, comme un écran translucide. Il filtre un au-delà. Du fait même qu’il ne laisse pas tout transparaître, l’art joue un rôle d’incitant à regarder. On connaît ce phénomène dans l’érotisme. Un corps à demi dénudé stimule davantage le désir de voir que l’entière nudité. En nous privant de netteté, de certitude, l’art favorise notre acte contemplatif. N’est-ce pas face au mystère, à l’incomplétude, à l’inachevé… que l’on médite et contemple le mieux ? N’est-ce pas face à l’invraisemblance qu’on se met en recherche ? La vraisemblance n’intéresse pas le scientifique. Pourquoi intéresserait-elle l’artiste ? Et a fortiori, pourquoi satisferait-elle l’amateur d’art ?
Pour jouer son rôle de filtre, l’œuvre d’art se doit d’être indéfiniment inachevée. Une peinture hyperréaliste ne constitue pas un écran, mais plutôt un miroir, un miroir où l’on ne peut se projeter, car la réalité s’y donne sans retenue, avec, dirais-je, une certaine vulgarité. Plus le temps qui s’écoule est grand, entre le premier contact avec une œuvre et le moment où l’on formule une hypothèse quant à ce qu’elle nous donne à voir, plus l’œuvre a des chances de nous piéger, de nous ravir. Cela ne veut pas dire que pour nous plaire, l’œuvre doit être abstraite, mais elle doit susciter notre participation, notre intervention de spectateur. Duchamp l’avait souligné, « c’est le spectateur qui fait l’œuvre d’art ». En somme, l’absence nous fait regarder, nous fait participer, nous fait créer à notre tour. On peut dès lors soutenir qu’aucune œuvre n’est achevée puisque, de toute manière, elle ne nous satisfait jamais totalement. Du simple fait que, ne sachant pas soi-même ce que l’on cherche, on ne peut en finir avec sa perception de l’œuvre, si réaliste soit-elle. Mais force est de reconnaître que la place que nous laissent les artistes se distançant de la copie du réel est bien plus vaste que celle laissée par les artistes propagateurs d’images reconnaissables. Des figures partielles comme « L’Homme qui marche » de Rodin ou les bustes sans bras de Lehmbruck nous obligent à considérer l’existence de la sculpture elle-même, sa forme, son contour, sa matière, son poli, son expressivité… et non ce qu’elle représente. L’œuvre en tant que fragment est probablement la ligne de démarcation la plus évidente entre nature et culture.
D’un tout autre point de vue, même la beauté est un écran. En effet, lorsqu’on admire une photographie d’une personne que la nature a pourvue d’une remarquable plasticité, cela nous masque une quantité non négligeable de souffrances, de grimaces, ou même d’efforts consentis à entretenir cette beauté. L’image nous ment, elle ne nous donne qu’un instant fugitif de la réalité, un cliché arraché à la laideur du premier cri comme à celle du dernier. Si nous songeons à La Naissance de Vénus peinte par exemple par Botticelli, l’œuvre avec toute sa pureté nous cache l’écoeurante façon par laquelle elle a vu le jour. Quelque chose est toujours perdu dans le champ de la vision. Dans ce cas, ce sont les prémisses de la conception de Vénus, mais dans tous les autres cas, il demeure toujours quelque chose qui a été ôté ou occulté. Si l’on prend conscience de ceci, on ne sera plus insatisfait des œuvres que l’art moderne et l’art contemporain nous demandent de compléter par nous-mêmes. Jamais sans doute le spectateur n’a eu autant de place dans l’histoire de l’art, jamais il n’a été aussi près de pouvoir écarter le voile, comprenons par là, de se passer de l’art pour découvrir la tricherie d’amour qu’est le fait d’exister en ce monde et de pouvoir contempler. Certes, le mystère peut aveugler. Il est donc salutaire que l’art soit ce voile qui nous protège de l’éclat mirifique de l’inconnu.
José Strée
Le 11 mars 2011