Pourquoi sculpter des stylites ? Voilà une question que je me pose quasi chaque jour. D’où m’est venue cette impulsion ? Je ne peux m’en souvenir. Mais, cette voie empruntée, et revisitée avec cette insistance ne manque pas de susciter mon questionnement. Après avoir sculpté cinq ou six fois ce sujet tiré de l’histoire du christianisme en Orient, je me suis plongé quelque peu dans son étude. Il n’en ressort cependant pas une réponse claire. Il me faut donc écrire, pour tenter y trouver un sens. Confusément, je sens que cela a à voir avec les attentats à la bombe à travers le monde et — alors que je modelais de nouveaux stylites — en Belgique également.
Oscar Wilde, dont j’apprécie pourtant souvent la pertinence sur la question des beaux-arts soutenait : « En art, tout est important, excepté le sujet ». C’est le point de vue de tout moderniste : la forme suscite toute l’attention de l’artiste moderne, et la représentation est devenue secondaire, quand elle n’est pas jugée rétrograde. La recherche formelle pure (l’art qui voit sa fin et son essence en lui-même) m’apparaît comme un « exercice décoratif » au service d’une fonction, et la vacuité de cette voie n’est pas mon affaire. En ce qui me concerne, le sujet continue d’aviver l’envie de sculpter, et m’offre un questionnement neuf, que, par exemple, je tente d’élucider ici.
L’acte même de se retirer du monde entretiendrait-il en mon esprit une analogie ? Il est vrai que la révolution, pour un homme de mon âge, n’est pas de provoquer un grand remue-ménage, mais plutôt de retrouver l’immuable. Le stylite, solitaire chrétien oriental qui vivait au sommet d’une colonne ou d’une tour, est bien celui qui voulant se démarquer — de ses contemporains, mais aussi de l’animal, car aucun animal n’a jamais fait ce que fait l’anachorète — choisit de sacrifier son existence au bénéfice d’un rapport qu’il perçoit comme un privilège : être un locuteur divin. La thématique de ce sujet est religieuse : l’ermite s’extrait du monde, et même du monde des cénobites — ses semblables —, et se place tel un phare entre le monde séculier et le monde divin. Un parallèle avec l’artiste (au sens classique, et non au sens moderne) est assez aisé à établir : face à son matériau de prédilection, l’artiste s’isole, ose malgré son habileté un lâcher-prise, qui dans le meilleur des cas lui permet de se surpasser. Un écrivain « inspiré » n’est-il pas celui qui est dépassé par son propre texte ? Ce dépassement se fait le plus souvent dans une douleur choisie, une privation, une veille astreignante, une solitude… L’artiste qui croit créer comme il respire, dans la joie et l’enjouement, accomplit sans doute peu de grandes choses, car celui-ci dispose de lui-même. Le stylite — tout comme l’artiste exigeant — cherche à se placer dans une « non-disposition de soi », le premier pour être celui par lequel se révèlent des grâces et des jubilations d’un ordre supérieur, le second, pour être le canal par lequel se révèle une distinction, venue on ne sait d’où.
La condition sociale de l’ermite, méprisée le plus souvent, est encore à mettre en relation avec la condition de l’artiste pour qui le chemin du succès est une mauvaise piste.
Retrouver l’immuable, n’accorder aucune attention aux bruits du siècle, se passer de confort, jouir de son isolement… autant de « valeurs » en opposition radicale avec les modes de vie d’aujourd’hui. La posture, volontairement douloureuse du stylite, ses exercices de jeûne, de résistance au climat, de lutte contre le sommeil… le font passer pour un fou, ou pour un saint. En réalité, c’est un malade. Mais il n’y a parmi les malades que les saints pour tirer jouissance de leurs maux. Ses émotions ne sont pas dictées par le monde extérieur, il a renoncé à renoncer, cela au profit d’une conviction, celle de pouvoir atteindre ici-bas un ravissement mystique, ou encore d’obtenir dans l’au-delà son salut.
En réalité, tout cela est la conséquence de convictions des plus suspectes, la cause de notre décadence. Ce sont les convictions qui constituent nos limites, notre enfermement, et forment le terreau de nos agissements funestes. De mon point de vue, n’ont des convictions que ceux qui n’ont pas fini de fouiller, pas terminé d’approfondir. Sinon, c’est un arrêt avant terme, un abandon, une fêlure de l’esprit, une lâcheté et, au final, une prison.
L’assurance de détenir La Foi Véritable ne masque-t-elle pas une honte de se savoir paumé, de se voir comme un traîne-misère, de se sentir incapable ? Et cette disposition de l’esprit ne génère-t-elle pas la barbarie dont nous sommes témoins ? Voilà, sans doute, ce que cherche à me faire dire — et écrire — cette série de stylites au style suranné et anachronique.
José Strée
7 avril 2016